Qu'est-ce que vous foutez là, avec cette feuille que vos doigts froissent de frustration ?
Vous n'avez pas à être dans cette salle d'attente sale et humide. Oh, bien sûr, elle avait dû avoir son époque faste, où la blancheur lui donnait une aura aseptisée. Aujourd'hui, elle ne sent que le renfermé, la hâte d'en finir et la transpiration. Vous même y contribuez, pensant que c'est une perte de temps de poireauter ici.

Votre nom résonne et vous vous levez pour accéder au bureau suivant, repensant à la cause de tout ça.

C'était une journée comme toutes les autres. Le soleil se levait et la ville s'éveillait. Puis un son strident avait assourdi toutes les oreilles, vrillant les tympans des habitants, n'épargnant personne. Les Bracelets d'Identification (que tous appelaient couramment les ''B.I.''), objets donnés dès la naissance et contenant toutes données identitaires et pratiques, s'étaient mis à crier en cœur. Il avait fallu tous les couper, dans l'agitation qui avait régné, voir les détruire. Tout ce qu'ils contenaient avait alors été perdu : formations, statistiques, castes, identités, argent…
En cette matinée, vous aviez perdu vos vies.
Vous aviez pensé au Paeonia qui devait se souvenir de tout et, avec soulagement, vous vous étiez imaginé que tout rentrerait vite dans l'ordre. Les Nobles devaient bien servir à quelque chose, finalement.
Mais ça n'avait pas été le cas. La petite Staycie, pseudo-secrétaire du Paeonia avait annoncé, tremblante comme une feuille, qu'un bug avait tout effacé. Il n'y avait plus rien. L'histoire connaissait une remise à zéro, seules les mémoires humaines pourraient la reconstruire.

Une grande campagne de recensement avait alors été mise en place, et la voix métallique des hauts-parleurs avait invité chaque habitant à passer une batterie de tests et questionnaires pour reconstituer la base de donnée de Paeonia. Et vous voilà, feuille en main, à rendre une rédaction de connaissances historiques basiques.


Aujourd'hui, Staycie ne tremble plus. Ses cheveux blonds coupés au carré, éclatant une bulle de gum entre ses lèvres rosées, elle ne vous adresse qu'une moitié de regard fatigué avant de retourner sur son écran, pianoter quelques dernières données et de lancer une main vers vous.

« Allez mon chou, file moi ton test de connaissances basiques, t'as pas idée comme ce bug me fait trimer ! Et j'ai eu le droit à un resquilleur, avant, un sale type qui a menti sur sa caste, je dois tout recommencer ! J'suis sûre qu'il y en a qui passent… mais lui connaissait même pas sa caste, le benêt !» Elle agite ses doigts en votre direction. Une fois. Deux fois. Ses nombreux bracelets tintinnabulent entre eux, produisant une charmante mélodie. « Allez ! T'as pas idée de tout ce qui me reste à faire ! »

Pour vous donner un aperçu, elle commence à énumérer sur le bout de ses doigts manucurés, se tournant vers vous pour la première fois. Très vite, vous lui collez la feuille sous le nez, dans l'espoir de faire taire sa désagréable petite voix nasillarde. « Voyons, voyons... » commente-t-elle. Oui, dans l'espoir vain de la faire taire. La demoiselle semble décidée à vous faire perdre plus de temps en commentant chaque élément.

« Année 482 AE. C'est bien ça. Oh, mais, tu t'es jamais demandé pourquoi le AE ? Et pourquoi 482 ? Humf, je suppose qu'on ne le saura jamais. »

Vous levez les yeux aux ciel en étouffant un soupir. Le AE n'est pas le seul grand mystère qui entoure votre civilisation. Le premier mystère, c'est bel et bien votre lieu de résidence : Phyto. C’est une planète couverte de végétation et vous la qualifieriez sans souci d’hostile. “Super hostile, oui !” La flore est étouffante et la faune, quoi que rare, s’est développée des défenses hors du commun. La géographie elle-même semble en vouloir à votre peau.  “Comme le climat ! Un coup c’est la mousson, le lendemain, c’est la canicule et le surlendemain, il grêle des trucs gros comme mon poing !” Oui, la logique ne semble pas régir la météo ici-bas.

Mais ce n'est rien face au deuxième grand mystère : l'Histoire. Votre peuple, avez-vous remarqué, n'est pas un grand féru d'histoire, à collecter chaque détail et les conserver précieusement.
Tout au plus, vous savez que Jadis, le Paeonia, énorme vaisseau spatial, voguait dans l'espace. De quoi et pourquoi en était-il parti ? Personne ne le sait. Toujours est-il que son voyage prit fin quand il s'écrasa sur Phyto, il y a… deux ou trois centaines d'années de cela. Une belle erreur, pensez-vous avec amertume. La belle déconvenue qu'ont dû ressentir vos ancêtres !
Vous savez qu'alors, la population s'est séparée en deux : ceux qui sont sortis du vaisseau et ceux qui sont restés à l'intérieur. Vous vous demandez comment ça a pu être accepté. Aujourd'hui encore, vous en subissez les conséquences.

« ''Les colons ont alors formé Gyri, restant à proximité du Paeonia, trop frileux pour aller plus loin''. Ce n'était peut-être pas plus mal, finalement. Le lieu du crash est étonnamment pratique, pas vrai ? Une plaine au milieu de cette immense forêt... »

À première vue, il est vrai que le site ''d'atterrissage'' ne semble pas si hasardeux que ça… mais il suffit d'y réfléchir pour voir combien le choix était mauvais. Trop mauvais pour être volontaire. Gyri a très vite manqué de tout pour se développer. Minerai, nourriture, source énergétique... Le lieu est vide de ressources et richesses nécessaires à toute expansion, la vie ici s'apparent à de la survie. L'agriculture et l'élevage sont si compliqués qu'il est plus facile de retourner à l'état de chasseurs/cueilleurs. Bon dieu, même boire n'est pas évident ! Alors, se sont développées les expéditions. Des groupes de gens qui sortent de Gyri pour aller chercher à l'extérieur de quoi répondre aux besoins de la ville. Activité dangereuse, elle est principalement réservée aux téméraires, casse-cou ou grands optimistes. Puis plus tard, à plus grande échelle se sont développées les expéditions spatiales. Mais si tous admirent les courageux spationautes, personne ne veut en faire partie pour autant, le taux de mortalité sapant vite toute motivation.

« Pourtant, on avait réussi à le trouver, le fragile équilibre de notre survie. Bien sûr, personne pensait possible de s'éloigner et fonder une seconde ville, personne n'est aussi bête. Mais avec nos cartes, on savait précisément quoi chercher et où le chercher. C'était presque devenu idéal… et ce foutu bug qui arrive ! »

Et il a tout détruit. Vous acquiescez, parce que c'est vrai, parce que vous espérez la faire taire. Ces derniers temps, les morts et disparitions des explorateurs avaient bien diminué grâce aux cartes de plus en plus précises et à la routine efficace qui s'était installée. Le Bug signifie la perte des données historiques -mais ça, ce n'est pas catastrophique- et la perte des données de Phyto -ça, c'est catastrophique-. Plantes, animaux, terrains… tout a disparu.

« Et ils servent à quoi ces nobliaux, hein ? S'emporte la secrétaire. Chaque jour à faire leurs demandes chelou « apportez : fruits. », on a l'impression qu'ils savent même pas par quoi on passe, ici ! »

Il y a ceux qui sont restés dans le Paeonia, sans doute trop bien pour se salir les mains dans la poussière. Le vaisseau, depuis ses glorieux débuts, est devenu une carcasse recouverte de végétation dont personne n'arrive plus à retrouver l'entrée. Ses habitants, personne n'en a vu depuis des générations. On les sait là car en collant l'oreille, on entend des murmures et puis il y a cette voix métallique, chaque jour, qui dicte froidement leurs besoins par les haut-parleurs. Il fut un temps où Gyri cessa d'approvisionner ces exploitants, les exhortant à sortir pour se battre pour leur survie. Ils ne l'ont pas fait. Et chaque jour, la voix métallique s'est mise à pleurer « Nous mourrons ». Gyri a recommencé à nourrir le Paeonia, trop humain pour supporter, à chaque heure de la journée, « nous mourrons ».
On parle aussi de tentatives pour rentrer dans le Paeonia, de gens qui se sont cachés dans le téléporteur à nourriture pour passer en douce, mais chaque fois, le scan les a détectés.
Alors, la routine a repris, avec Gyri risquant sa peau et le Paeonia s'occupant de la suprême administration, comme un méga ordinateur. On raconte que par le Bracelet d'Identification, ils savent qui est vivant ou non : c'est ainsi que c'est le Paeonia, par ses hauts parleurs, annonce la mort ou la disparition des équipes d'exploration. On raconte aussi qu'ils pourraient communiquer à travers... mais ne le font que rarement.

« Si je les vois, PAF ! Je leur fiche mon poing dans le nez, à ces nobliaux ! »

Vous souriez presque à la rage de la petite blonde, bien certain qu'elle ne pourra jamais vraiment faire de mal à qui que ce soit. C'est ça. Au moins, les Nobliaux unissent plutôt bien les gens de Gyri, canalisant les haines et frustrations de tous. Mais avec le bug et leur inutilité encore plus flagrante, il n'est pas dit que Gyri se contentera encore longtemps de leur simple rôle de catalyseurs. La révolte n'est peut-être pas loin...

Vous regardez l'heure, indiquant à la blondinette qu'il est temps, pour vous, de reprendre votre tâche. Avec hâte, elle vous attrape le poignet, passe une étrange machine dessus et enchaîne :

« Pas si vite, ton bracelet va pas se remettre à jour tout seul, bêta ! Il te reste encore ça à lire, puis ça a remplir ! »

Elle vous tend une liasse et avec espoir, vous espérez que c'est une feuille par personne… Mais non : le paquet est pour vous tout entier. Encore ça à lire et remplir avant de gambader à Gyri.

Bon courage pour la suite !

« 37 jours depuis la disparition du groupe d'exploration terrestre : Petroselinum crispum. 37 jours depuis la disparition de l'équipage et du vaisseau d'exploration :  Wisteria. »

Bientôt, les 40 jours seront écoulés. La voix métallique du Paeonia tonne une nouvelle fois la lourde nouvelle qui serre les cœurs de tout Gyri. Le Bug a eu lieu il y a une vingtaine de jours de cela, faisant perdre les connaissances de la faune et de la flore, faisant perdre les connaissances sur la géographie des lieux. Comme si ce malheur ne suffisait pas, les localisations GPS semblent aussi défaillantes et le Paeonia n'a pas pu ramener les explorateurs à bon port pour cette fois. Bientôt, les 40 jours d'attentes seront écoulés. Les équipes seront officiellement déclarées mortes et disparues.

L'ambiance est morose, chacun regarde le sol avec tristesse ; les explorateurs terrestres de Petroselinum crispum ou l'équipage du Wisteria, chacun connaissait l'un des membres, au moins, en famille, en ami... Pourtant, tous continuent à vivre leurs vies courageusement, conscient qu’en tant qu'explorateurs, les disparus savaient quels dangers ils encouraient. Chacun sait que bientôt, un hommage funèbre aura lieu pour honorer leurs mémoires.

Puis les temps seront à la fête ! Les réservistes concourront dans un grand tournoi à l'ambiance joyeuse et festive pour déterminer qui montera à bord du prochain vaisseau flambant neuf : le Hédéra. Chacun s’enthousiasmera. Sauf peut-être les réservistes eux même qui perdront leur douce tranquillité pour risquer leurs peaux là-haut.
Plus anonymement, on demandera aux Gyriens en bonne santé de s'engager à l'exploration terrestre, leur faisant miroiter des richesses et une retraite anticipée.

Le temps est sombre, mais on s'accroche en l'attente du retour des beaux jours...